Chapitre 1
Hm. Il était une fois…
Non, non, non ! Toutes les
histoires depuis deux siècles commencent par « il était une fois ».
La mienne débutera par autre chose. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de
mon histoire. Il s’agit aussi de la leur. Alors imaginez un peu les grincements
de dents de feu monsieur Perrault, si outre-tombe doté d’un quelconque pouvoir
magique, il décryptait les premiers mots de mon journal, je cite : il
était deux fois, il était trois fois, il était dix, vingt ou trente fois. Fort
à parier que le vieil académicien, aujourd’hui âgé de
cent-quatre-vingt-quatorze ans, enfilerait manu militari sa perruque à crinière
et son jabot de dentelle pour venir me tirer les oreilles. Et honnêtement, que
ferais-je d’un fantôme dans le phare ? Un spectre rouspéteur et bruyant,
échappé du cimetière de l’église Saint-Benoît à Paris, pour laver l’affront
fait à son immortelle formule : il était une fois.
Si madame Lechêne lisait ces
trois premières lignes, elle me dirait certainement : « Ma pauvre Elisabeth, de la structure, il est
nécessaire, de structurer ton récit. Tu ne peux décemment pas demander à un de
tes lecteurs de s’aventurer dans une histoire sans queue ni tête. »
Mme Lechêne
Madame Lechêne est ma
gouvernante, et elle a cette façon bien à elle de tout savoir sur tout. Du nom
des oiseaux à celui des plantes marines. De ceux des constellations, en grec
ancien, s’il vous plaît, à celles des savoureux mets qu’elle prépare sur le
poêle en fonte, tout en bas du phare. Lorsque
j’écris « façon bien à elle de savoir tout sur tout » je pèse
mes mots, car je la soupçonne fortement d’avoir abusé de ma naïveté enfantine en
inventant une myriade d’expressions plus farfelues les unes que les autres,
pour définir les choses qui nous entourent. Friponnerie à laquelle elle fut
forcée de mettre fin le jour où je fus en mesure de m’adonner à la lecture de
ces grands livres poussiéreux entreposés sous les premières marches de
l’escalier en colimaçon qui mène à la lanterne du phare.
Il y a trois jours, madame
Lechêne m’a laissée seule dans la tour pour aller cueillir des coques sur le
rocher. Depuis lors, elle n’est plus revenue. Peut-être a-t-elle été enlevée
par un pêcheur ou un vieux capitaine, se sentant trop seul sur son vaisseau
fantôme porté à la dérive. Mais j’en doute, ma gouvernante étant bien trop
laide pour que quiconque veuille l’emporter à l’ombre de ses voiles. Ses mains
étaient trop sèches, trop calleuses, et son menton si râpeux que l’on aurait pu
y faire flamber une allumette. Son long nez, quand à lui et son chignon si
parfaitement roulé, lui donnaient un air étrange de courtisane d’une époque
passée. Son œil pourtant, son œil qui prenait la couleur de l’océan, lorsque
les nuages filaient vers le nord, recelait de mille beautés dont un homme
aurait pu s’émouvoir, si son squelette bosselé, ne lui avaient pas concédé
cette silhouette si lugubre.
Au moment où je vous écris, je
suis dans la chambre de ma gouvernante. Et peut-être est-ce ici que mon
histoire devrait commencer. Dans ce décor mystérieux qui m’a été interdit de
visiter depuis que mes parents m’ont enfermée dans le phare. Au milieu de la
mer, loin des côtes de Bretagne...
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